La
Musique en trois tableaux
Tableau
1
Ses
doigt lentement s'animent sur le manche de la guitare, il pince une
corde et une note cristalline s'envole et monte vers le ciel, le
silence qui suit en appelle une autre, beaucoup d'autres. Son visage
est calme mais son regard est déjà ailleurs, dans un pays de soleil
et de ciel bleu. Une seconde note s'égraine et semble exploser telle
une bulle de savon. L'auditoire recueilli et impatient attend la
suite. Un silence quasi religieux règne dans la salle. Puis tout à
coup les accords s'enchaînent, le guitariste semble entrer en
transe. C'est un déchaînement, ses doigts courent sur les frètes à
une vitesse prodigieuse et nous emmènent aux confins sud de
l'Espagne au pays des corridas, des processions, et du flamenco. La
musique nous transporte vers ces terres arides, alternant pauses et
accélérations soudaines.
De
fringants cavaliers aux costumes ajustés sont là devant nos yeux.
Ils font virevolter au son des castagnettes de fières andalouses au
regard de braise ceintes de robes aux couleurs chatoyantes. La foule
est subjuguée et des « olé » ponctuent les envolées et
les arabesques des tissus soyeux, les talons martèlent le sol dans
un ballet millimétré, les tambourins apportant du relief aux
différentes phases, les éventails s'ouvrent et se ferment en
cadence. Le public trépigne et applaudit à tout rompre les figures
les plus représentatives de ce dialogue. Il se rapproche
progressivement des acteurs et n'y tenant plus, pour mieux communier
avec eux, se met lui aussi à danser. On ne peut être qu'emporté,
on ne peut qu'être ensorcelé par la magie de ce spectacle haut en
couleur qui défile sous nos yeux émerveillés.
Petit
à petit les danseuses deviennent plus lascives, leur geste sont
moins saccadés, plus sensuels puis insensiblement le guitariste nous
extirpe de notre rêve éveillé pour nous ramener progressivement à
la réalité. Mais quel extraordinaire voyage, quel merveilleux
moment !!!
Tableau
2
A
Salzbourg, en Autriche, dans le saint des saints de la musique
classique où le public retient sa place trois ans à l'avance, les
quatre vingts musiciens de l'orchestre symphonique attendent
patiemment leur chef. Celui-ci apparaît enfin en redingote et
chaussures vernies. Un silence absolu règne dans la grande salle
richement décorée de centaines de bouquets de roses rouges qui
ornent la scène et les balcons. Il salue le public puis accapare
l'attention des musiciens. La pièce peut commencer, pianissimo
d'abord avec les violons et les hautbois puis progressivement entrent
en scène les bassons et les flûtes traversières. Les notes
cristallines de la harpe venant à point nommé ponctuer l'ensemble.
Et c'est soudain comme une vague de fond qui donne corps à la pièce
avec les trompettes les cors et les cymbales. Le public ne peut
s'empêcher de battre silencieusement la mesure emporté par les
accords plaqués au piano et la ponctuation des cuivres. Mozart peut
être fier de son œuvre qui n'a pas pris une ride en trois siècles.
Elle est jouée telle qu'il l'avait conçue sans en changer le
moindre soupir. Quel hommage rendu à ce compositeur d'exception qui
fera encore vibrer les générations à venir !
Les
belles aristocrates tourbillonnent aux bras de leur cavalier dans la
grande salle de bal sous les yeux attendris du monarque, organisateur
de la fête. L'auteur est là dans les coulisses, discret. Il savoure
ce qu'il pense être son savoir faire sans imaginer un seul instant
qu'il s'agit d'avantage de génie, d'un génie resté inégalé à ce
jour ! La « valse favorite » prend fin pour laisser
place à un menuet et à une gavotte, puis la « marche turque »
propose quelque dépaysement avant l'entre-acte.
Les
applaudissements du public debout viennent confirmer si nécessaire
aux musiciens l'excellence de leur travail.
Un
quart d'heure passe puis la deuxième partie s'ouvre sur un adagio,
suivi de « l'Ave Verum Corpus », de la « flûte
enchantée » et d'une « sérénade « languissante
pour enfin terminer la session par « Don Giovani » et
mettre fin au rêve éveillé du public. La dernière note égrenée
un tonnerre d'applaudissements retentit montrant à quel point des
auditeurs ont apprécié ces œuvres mille fois écoutées et mille
fois redécouvertes ! Il frappe dans ses mains, tape des pieds
et en redemande.
Après
quelques minutes de manifestation d'une telle ferveur, il est enfin
récompensé par le retour du maestro et la reprise de son morceau
favori qui achèvera ces deux heures d'un spectacle intense. Cette
fois le chef d'orchestre quitte définitivement la scène croulant
sous les bouquets de fleurs. Le public, à contre cœur, quitte
lentement la salle en pensant déjà au prochain concert … qui
n'aura lieu que dans trois ans !
Tableau
3
Au
carrefour de deux tunnels du métro parisien, quelques musiciens et
une chanteuse sont là.
Une
guitare, un banjo, une clarinette, un saxophone, une batterie et une
contre basse compose le petit l'orchestre de jazz. L'accoutrement des
musiciens n'est pas très enviable, pantalons déchirés, blousons
élimés, bonnets enfoncés jusqu'aux oreilles. Il ne semblent pas
voir la foule qui, telle une meute de fourmis se croise en tous sens.
Puis sur un signe imperceptible ils commencent à jouer un air
endiablé des années quarante, çà tangue, çà swingue dès
l'introduction. La chanteuse offre alors au maigre auditoire toute la
tessiture de sa voix et entraîne les spectateurs de plus en plus
nombreux maintenant, dans les quartiers de la Nouvelle Orléans, dans
l'empire du jazz, là où la musique est partout, sur les trottoirs,
dans les squares, dans les bars, dans les jardins publiques. Là où
se retrouve une foule bigarrée de tous âges et de toutes origines
pour se mettre au diapason des musiciens et danser à en perdre la
raison jusqu'au petit matin.
Les
tubes s'enchaînent Duke Ellington, Sydney Bechet, Mike Davis, Louis
Amstrong … un festival ! Soudain la meute de fourmis subjuguée
s'est figée, quelle importance d'arriver au bureau avec un quart
d'heure de retard ? On bat la mesure, on se déhanche,
spontanément des couples se forment et se lancent dans des rocks
endiablés. La foule compacte côtoie dangereusement le ballaste,
chacun veut sa part de rêve avant de retrouver la grisaille du
dehors. Cette improvisation va au delà de toute espérance, les
appareils photo crépitent, des vidéos sont tournées qui, dans
quelques instants seront relayées sur moult sites et réseaux. Les
sept musiciens parfaitement inconnus l'instant d'avant sortent de
l'ombre, une audience internationale leur est offerte. Ne cachant pas
leurs joie ils se donnent à fond, encouragés par des
applaudissement nourris.
Et
voila comment en une matinée notre chanteuse et ses amis sont passés
d'un total anonymat à la notoriété, conscients de la
fragilité de leur position, mais savourant néanmoins pleinement ce
moment de grâce. Nul doute qu'ils auront été repérés par des
personnes de métier qui leur proposeront rapidement des contrats à
la hauteur de leur talent.
La
musique parait-il, adoucit les mœurs mais elle peut aussi accomplir
des miracles !